À bras-le-corps //Julie Crenn

Qu’il est difficile de prendre à bras le corps la question de la féminité lorsqu’on est une femme artiste. Le sujet est dangereux, car rempli de pièges, de stéréotypes réducteurs, étouffants, malveillants, moqueurs. Les corps des femmes sont sujets à toutes sortes de discours principalement fabriqués par le cercle très fermé des dominants. Se pose alors la question des moyens, des processus, des formes, des langages, des matériaux pour déplacer et pour déjouer les discours essentialistes. Céline Cadaureille s’empare du sujet en s’inscrivant dans un héritage artistique précis, celui de femmes artistes qui ont travaillé et travaillent encore à déconstruire le schéma stéréotypé d’une féminité prétendument universelle. Je pense, entre autres, à Frida Kahlo, Louise Bourgeois, Ana Mendieta, Éva Hesse, Nancy Spero, Tracey Emin ou encore Lynda Benglis. Un héritage construit par des artistes qui ont su rendre les féminités dangereusement inquiétantes, violentes, menaçantes, désirantes ou drôles.

Céline Cadaureille a fait le choix de la sculpture. Ses œuvres, souvent de petits ou moyens formats, correspondent à l’échelle de son propre corps, de celui du regardeur ou de la regardeuse. Elles invitent ainsi à une projection de ce que nous sommes, de manière consciente ou inconsciente. Les corps ou les fragments de corps moulés par l’artiste génèrent la fabrication d’une animalité désirante, des corps vivants, à la lisière entre l’animal, le végétal, le minéral, l’humain ou d’autres formes que nous ne parvenons pas à identifier. Il y a un trouble, une ambiguïté, voire une aberration assumée. Ravaler ses humeurs noires (2018) rassemble des corps blancs suintants. De ces organismes-fontaines réalisés à partir de grés et de porcelaine, desquels s’écoule une étrange bile noire. L’artiste fouille une dimension monstrueuse des corps. La femme monstre est une problématique inhérente à la conception essentialiste de la féminité. Ce qui nous est inconnu, de qui est envisagé comme une différence, nous effraie. Céline Cadaureille manipule les entrailles, les organes, les intériorités des corps qu’elle sculpte. Par l’hybridation de matériaux (souvent liés à la sphère domestique), elle extériorise ce qui est enfoui sous la peau. Elle élève ainsi un amas de copeaux de cuir noir duquel s’extraient deux pieds moulés en plâtre noirci (Fantôme, 2012). Plus tard, elle réalise Le ventre mou (2016), un organe en grés émaillé d’une couleur chair rosée. Doté d’un orifice semblable à une bouche hurlante, le corps étrange est recouvert d’un lait épais (un émail blanc). L’œuvre fait aussi bien référence à la maternité, ici non idéalisée, qu’au sexe masculin. En cage (2017) présente un traversin surmonté d’une cage thoracique réalisée en grès. Céline Cadaureille avance sur un fil ténu entre la vie et la mort, entre le plaisir et la souffrance.

À la monstruosité des corps, l’artiste explore une dimension érotique. Elle se joue en effet de la sensualité – voire de la gourmandise – associée aux matériaux et aux formes molles qu’elle met en espace. Elle parle d’un « érotisme ambigu » qui repose sur une constante ambivalence alternant des sentiments de douceur et de violence. Les apparences ici sont souvent trompeuses. Suspendue au plafond par des cordes noires, l’œuvre intitulée Le Plumard (2013) est un corps composite réalisé à partir d’oreillers, de traversins, de cordages et d’éléments corporels moulés en plâtre. Des matières molles surgissent des mèches de cheveux, des pieds et des cordes noires. Une lecture double est à l’œuvre : si le corps humain semble pris au piège, il peut aussi faire partie intégrante d’un jeu érotique. Céline Cadaureille sonde les désirs et les fantasmes, territoires de vies privées, intimes et secrètes. Maison Boulet (2013) est une niche au dessin stylisé, disposée au sol et réalisée à partir de plaques de fer. Une chaîne est attachée au flanc de la petite maison close. À son extrémité gît un collier en métal. Si l’œuvre traduit l’assignation faite aux femmes à l’espace domestique, elle s’appuie aussi sur une esthétique spécifique liée aux pratiques sadomasochistes où la contrainte et la violence sont consenties. En 2016, l’artiste réalise Cagoules sur table, où sur et autour d’une table de travail en bois sont installés des instruments de torture. Les chaînes et les cagoules, réalisées en grés noir, attestent d’une dichotomie entre la soumission et la résistance.

En 1972, Louise Bourgeois écrit : « La nécessité intérieure qui fait qu’un artiste doit être un artiste, a tout à voir avec le genre et la sexualité. La frustration de la femme artiste et son absence d’influence immédiate comme artiste dans la société est une conséquence de cette nécessité, et son impuissance (même si elle a du succès) est la conséquence de cette vocation incontournable. Nous ne choisissons pas les rôles que nous jouons – nous obéissons à cet appel et nous en acceptons les termes – bien que ça ne veuille pas dire, bien sûr, qu’ils ne nous déplaisent pas. »[1] Si la situation des femmes a connu des avancées certaines, les mots de Louise Bourgeois rencontrent une actualité persistante vis-à-vis des femmes, de leurs corps, de leurs paroles et de leurs représentations. Céline Cadaureille moule, malaxe et articule un ensemble de stéréotypes qui colle à la peau des femmes : la mère, la fille, la vierge, la putain, l’épouse, l’enfant, l’ingénue, la femme-objet ou la sorcière. Les corps sont isolés, aliénés par les oppressions et les assignations. Ses œuvres participent d’un mouvement d’émancipation vis-à-vis d’un imaginaire collectif formaté et sclérosant. L’artiste fait de l’humour, de la métaphore et de la transgression des outils critiques pour transformer le discours dominant et l’ouvrir à une infinité de possibilités, à l’image de l’infinité des corps passés et présents.

Julie Creen, avril 2019

Critique d’art et commissaire d’exposition

[1] BOURGEOIS, Louise. « L’art a-t-il un sexe ? » in Destruction du père. Reconstruction du père. Paris : Daniel Lelong Éditeur, 2000, p.106.

Michel Métayer

    Son travail de sculpture questionne les matières organiques (crépine, boyau, fourrure, cuir) ou recherchées (cristal, verre) et les formes issues du corporel : turgescences, rondeurs, protubérances, écoulements. Ces dernières sont parfois directement représentées, ainsi dans Lustre 1 (2006) où des boyaux blanc gonflés, s’enroulent sur un lustre aux pointes aiguës, le tout recouvert d’une crépine transparente. L’alliance de matériaux contradictoires dans leur nature et leur aspect confère à l’objet un caractère ambigu, oscillant entre la chaleur des entrailles et l’inertie de la sculpture, entre l’offrande d’un corps s’ouvrant dans son organicité et l’agressivité de sa défense. Dans cette pièce, comme dans la majeure partie du travail, désir et retrait se côtoient au sein du même geste.

    Par delà son caractère organique et l’ambiguïté qu’il appelle, le travail plastique de Céline Cadaureille s’inscrit tantôt dans une relecture du baroque et du memento mori – ainsi l’écoulement de Shell (2006) rappelle-t-il les verres brisés d’un Stoskopff -, tantôt dans celle d’un art de l’amulette (Black Mamba, Vagina Dentata ou Fur, 2008 et 2009) dans lequel celle-ci, à la fois, suggère et conjure le destin. Mais cette relecture n’est pas que formelle, elle porte aussi sur ce que le sensible suggère d’immatérialité. Ainsi les « limites du voir » référeraient-elles moins à une crainte de la transgression dans le présent qu’à celle d’un châtiment dans l’au-delà – quand bien même ce dernier ne se formulerait-il pas en termes chrétiens, mais sous la forme d’une représentation obscure d’un destin qu’une transgression pourrait infléchir jusqu’au funeste.

Michel Métayer, mai 2011
Directeur des Beaux-Arts de Toulouse

Nous sommes tous…

    Le travail de Céline Cadaureille, en dépit des apparences, n’a rien de surréaliste. Tout est à l’inverse radicalement existentiel.  Les corps sont emprisonnés dans différents huis clos en noir, en blanc ou encore couleur sang. L’enfer n’est pas seulement les autres. Il est à l’intérieur de nous. Si bien que la jeune artiste pourrait faire sienne et afin d’illustrer son œuvre la confidence de Louis Bourgeois : « Personne à blâmer sinon soi. On donne pour reprendre, on laisse à entendre pour mieux décevoir. On s’en lave les mains. On s’endort la tête dans le sable. On travaille pour oublier, on ment, on ment ».

    Tout est dit. L’œuvre rappelle la menace et la vulnérabilité. Rien de naïf mais des  images carcérales ou ligaturées. Paradoxalement elles libèrent l’esprit sans la moindre concession au romantisme. L’œuvre avance «armée » dans la multiplicité de particules élémentaires chères à Houellebecq, de gravats, de bourres et de cellules. L’ensemble dégage néanmoins un certain érotisme dont le mécanisme d’attraction fonctionne à l’envers : à savoir non lorsque le corps est nu mais quand il est recouvert.

    Refusant tout effet de sublimation – ce qui n’empêche pas l’impeccabilité – l’artiste crée une œuvre de défi et de challenge constant face aux lois des hommes. L’artiste ne leur fait pas de cadeaux. Elle se sert de l’art et de l’humour contre la mort et le drame. C’est l’affranchie. D’un côté il y a la sans peur, de l’autre celle qui tremble. Pour autant il n’existe pas là de schize.  La tâche de l’artiste est de se concentrer sur ce qui terrasse et tue pour aller à l’essentiel. Créer revient à se dépasser en déplaçant les limites du voir et du faire dans la faculté à dire non.

Jean-Paul Gavard-Perret

De Rêves en Ruses (ou la douceur troublée des utopies)

    L’œuvre de Céline Cadaureille se présente à la manière d’un conte, d’une fable intemporelle et contradictoire, organique et inerte, mouvante et statique, délicate et oppressante. Elle nous offre des dispositifs où tout semble se jouer dans les correspondances et les passages, les métamorphoses, les collusions et les collisions.

    L’espace plastique est tout d’abord parcouru avec plaisir et jubilation. Le regard happé, la main interpellée. Nous sommes séduits et alléchés par les couleurs dominantes, insistantes, par le graphisme des pièces, par les rondeurs et les épaisseurs moelleuses des oreillers, des polochons, par la suavité des plumes, par les nœuds qui enrubannent une cage, par les quelques parures que nous découvrons ici ou là, plus ou moins cachées dans les plis et les replis des matières. Ce sont aussi les objets familiers, triviaux, qui semblent avoir été récupérés dans la grange, la cave ou le grenier qui, savamment évoqués et métamorphosés retiennent toute notre attention : niche, chaînes, cages à poules, cages ou séchoirs à fromage, perchoirs, échelles, chaise, pinces à linge, traversins et oreillers en plume, literie désuète en dentelle et sarabande de cordages… L’artiste orchestre des jeux de matières, de formes et d’objets en des créations et agencements délicats aux accents souvent précieux. Nous sommes pris dans cette poésie tendre et nostalgique, séduisante et gourmande. Pris et amusés.

    Pourtant, Céline Cadaureille nous fait rapidement pénétrer dans une autre dimension. Car toujours, dans son travail comme dans tous les contes – aussi bien dans tous les rêves –, les surfaces sont trompeuses. C’est la ruse de l’artiste. C’est la profondeur troublante de l’œuvre.

[retrouvez la suite de ce texte sur le catalogue d’exposition, La douceur des Utopies, C.C. 2013.]

 

Emma Viguier, avril 2013
Enseignante-chercheuse en Arts plastiques et Théories de l’art
Université de Toulouse 2 – Le Mirail/laboratoire LLA-Créatis

Une Candeur Armée

    Sur un perchoir garni de plumes, de dentelles et de pacotille en noir et blanc, se posent deux pigeons aux « ongles » peints, en conversation. De ces pigeons, il ne reste que les pattes. Sectionnées à l’articulation, on voit encore les ligaments et les tendons desséchés. L’oeuvre « Le Nichoir » présente presque en résumé l’exposition « La Douceur des Utopie » de Céline Cadaureille.

    Les ornements textiles, comme donnés à choisir pour se parer, suggèrent au spectateur une vanité à revêtir, comme un rôle qui ne serait plus vraiment d’actualité. Celui d’un personnage issu d’une carte postale d’antan, dont la candeur laisse à sourire. Pourtant, saisi par un détail morbide, on trébuche.

Céline Cadaureille nous expose à des surfaces et à des profondeurs, quotidiennement en présence : ce de quoi nos corps sont faits.

    Des tissus gonflés d’édredons, d’oreillers, pour de la chair, d’où débordent des viscères, des vices, cachés à l’intérieur : parmi les plumes, une plume de fer. Des « organes », entravés par des rubans, des cordes, qui semblent dégorger. Un corset enserre un corps. Candeur enserrée dans l’armature. Candeur armée.

    La tradition rurale du bourbonnais, qui voulait qu’on délègue les charges et revenus de la basse-cour aux femmes, aura encore accentué une parenté stéréotypée, mais consciemment mise à profit, entre les mondes aviaires et féminin dans ce travail. De la trivialité de l’abattage à la frivolité d’un boa de plumes, d’un certain passé convié à travers le choix de matériaux et d’objets datés ou délaissés, l’univers de l’artiste se déploie ici dans différentes dimensions : désuétude, érotisme, séduction, répulsion, étrangeté …

    Les pièces, doucement agencées, s’offrent à nous dans une sorte d’indécence charmante. D’une œuvre à l’autre, on parcourt un espace flottant, entre perte et maîtrise. Cédant parfois aux séduisantes perversions mises à notre disposition, entre les divers attachements mortifères (cordages, Maison Boulet) et les supplices d’éviscération (l’Abattage, le Piaf Éventré), on n’aura pas laissé, pour finir, d’y sacrifier quelques plumes.

    Séduits par l’agencement des propositions, par leur élégance à la fois vive et fanée et par la douceur de leurs surfaces, on aura finalement butté sur à leur aptitude à camper dans un présent ferme et tangible.

Pierre Treille, juillet 2013
Chroniqueur pour ArtFizz

Nulle nudité à l’œil nu

À la recherche du potentiel érotique insoupçonné des choses, l’œuvre plastique de Céline Cadaureille provoque un glissement organique-onirique/onirique-organique d’une douce ambiguïté. Se nourrissant de l’appel de Foucault à la « désexualisation du plaisir » et des réflexions de Deleuze et Guattari sur le « corps-sans-organes », ses installations tendent, découpent, fragmentent et ligotent le réel. Maîtresses de l’effeuillage, ses sculptures suggèrent plus qu’elles ne montrent et dégagent un érotisme ambigu dont les associations désirantes interrogent la sensualité des éléments qui nous entourent. Niches ou boulets, cages ou perchoirs, limaces ou oreillers, chaque chose y trouve un nouveau rôle à tenir en suspens, comme un gel de l’image qui ne ferait qu’enflammer l’imagination. Œuf, ovaire ou testicule, l’œil ouvert, attiré par ce qui le repousse, hésite, figé par l’ambivalence de ces objets à la fois solides et fluides, corporels et inorganiques. Quelque part entre éros et thanatos, c’est-à-dire nulle part, le bestiaire utopique de Céline Cadaureille cherche sa niche entre l’univers fantastique et l’horreur cosmique d’un Lovecraft fendu en deux : artisanat d’amour tordu, sa sculpture tente de réifier l’informe.

David Leblanc, mars 2013
Ecrivain et poète, Québec

Donner forme. Tordre à l’extrême

    Donner forme. Tordre à l’extrême. Aller jusqu’au bout, avant que ça ne s’effondre. Il faudrait, pour appréhender le travail de Céline Cadaureille, penser à l’arc qui se tend ou à la chair qui s’affaisse. Il faudrait aussi sentir sous la pulpe de ses doigts l’humidité de la terre, la douceur des plumes et le froid de l’acier. Acceptons ce corps édredon et ces masques qui hurlent, vivons la transformation.

    Première chose à noter : c’est dans l’atelier, au sein d’une pratique quotidienne, que naissent les formes qui nous sont données à voir. Et, bien que la matière première soit parfois de l’ordre du vil (pattes de pigeon, terre, vinyl…), le résultat ne manque jamais d’élégance à l’endroit de sa mise en espace. Mais c’est un piège : le figé photographique qui nous est donné à voir est un reste, un arrêt sur image, une miette que l’artiste a laissé sur son passage dans un geste qui nous invite à aller plus loin que la forme.  En effet, le cheminement des œuvres est un tout et il faudrait peut-être apparenter l’ensemble à une danse frivole ou à une longue mélopée qu’il nous appartiendrait d’investir. Car c’est dans ce jeu de masques et de mises en situation que le spectateur peut saisir l’ampleur du problème, et sa légèreté : contradiction joyeuse d’une espièglerie juvénile, désir satisfait d’une coquette séductrice… L’espace ainsi construit est autant physique que mental : le cadre dans lequel l’ensemble s’inscrit est le fruit de la confrontation entre le corps de l’artiste et la matière travaillée.

Clare-Mary Puyfoulhoux